La première fois que je la rencontrai cela me surprit, puis je n’y fis plus attention : assise dans l’étroite cour, entourée de sa famille, tout en m’accueillant chaleureusement, Aïssa crachait sporadiquement en direction des moutons parqués à côté d’elle. De courts jets de salive, qui ne semblaient nullement offusquer ces paisibles bêtes quand ils atterrissaient entre leurs pattes. Lorsque nous nous trouvions à l’étage, dans le salon, elle se levait soudain pour envoyer un furtif crachat par la fenêtre.
Quand notre complicité fut établie, j’avais fait d’elle quelques beaux portraits avec mon petit appareil numérique, mais en regardant chaque photo, elle s’exclamait : « Je suis trop noire ! ». Pourtant, sa beauté épanouie, son regard franc, son visage lisse tout en arrondi où éclatait un sourire frais et pur, ressortaient parfaitement sur l’image. Je ne parvenais pas à la convaincre que son teint était superbe, elle ne voyait que la couleur de sa peau, bien trop foncée à son goût. Elle se prêtait cependant avec une joie enfantine à ces petites séances photos et disparaissait dans la chambre pour en ressortir très vite, parée de sa tenue traditionnelle préférée et de boucles d’oreilles en or. Les tons vert vif et jaune soutenu lui seyaient particulièrement bien.
Alors que je m’apprêtai à faire ma lessive, elle refusa catégoriquement que je lave mon linge et m’assura que tant que je serais sous son toit, la famille s’occuperait de tout. Ainsi mes vêtements connurent les immersions et les énergiques savonnages dans l’eau du fleuve*, les séchages sur les murs de banco*, épousant leur forme arrondie, tandis que le soleil frappait dur.
Bien que plus jeune que moi, elle prenait soin de ma personne comme une mère, préparant chacun de mes repas selon mes goûts qu’elle ne manquait pas d’interroger, se lançant même dans des préparations culinaires inconnues - la cuisson du potiron -, s’assurant de mon bien-être, de ma tranquillité, veillant à ce que ses enfants ne me dérangent pas pendant mes temps de repos et d’écriture dans le salon, pliant soigneusement mon linge que je retrouvai empilé sur mon lit, prévoyant toujours deux ou trois seaux d’eau d’avance pour que je puisse me laver et me rafraîchir à ma guise…
En bonne musulmane, elle faisait ses prières quotidiennes, la tête recouverte pour cette occasion d’un tissu noir aux broderies dorées.
Le midi, nous mangions toutes les deux, moment privilégié de discussions douces et calmes où nous construisions notre amitié et apprenions à nous connaître. Notre rencontre s’était faite grâce à un de ces merveilleux hasards dont le voyage est prodigue : connaissant mon rêve de me rendre à Niafounké, un ami de Bamako m’avait tout simplement proposé d’y être reçue par sa première épouse, m’assurant que je m’entendrais bien avec elle. Dans l’intimité du salon - la grande famille restait dans la cour ou les pièces du bas - je posais à mon hôtesse des questions sur sa vie, son mariage, ses aspirations…, auxquelles elle répondait sans détours. Elle se montrait plus discrète à mon égard, peut-être réfrénait-elle sa curiosité par pudeur et courtoisie, me laissant la liberté d’évoquer ma vie en France si je le souhaitais. Malgré nos différences, Aïssa me respectait et m’estimait, je sentais qu’elle ne me jugeait pas. Nos chemins de vie ne suivaient pas le même cours : elle, trouvant sa raison d’être au sein de la famille et dans les maternités successives, acceptant avec résignation que son mari - vivant en partie à l’étranger - ne vienne que peu souvent ; et moi, la voyageuse, aux antipodes… Sa tolérance et sa capacité à comprendre l’Européenne que j’étais et qui vivait sous son toit, se démontraient chaque jour un peu plus.
Parfois, le soir venu je la retrouvai dans la cour familiale ou sur la terrasse, assise sur le parapet en pisé, le buste dénudé, ses seins en offrande à la caresse de l’air. Avec un naturel et une innocence qu’aucune Européenne n’aurait pu égaler, Aïssa dans toute sa candeur, laissait la brise nocturne rafraîchir son torse aux formes pleines. Emouvante dans sa simplicité de femme qui sait ce qui est bon pour elle, elle se tenait là, avec la même évidence que je lui connaissais lorsqu’elle était entièrement vêtue. Je m’asseyais à côté d’elle et nous discutions comme à l’accoutumée, Aïssa s’enquérant de ma journée et de mes rencontres. J’admirais son aisance, son authenticité, d’autant plus que ma culture me rendait incapable d’une telle spontanéité : aussi continuais-je d’avoir trop chaud et de transpirer sous mon tee-shirt, sans me plaindre… Cette femme pieuse, qui s’agenouillait sur son petit tapis coloré cinq fois par jour et jeûnait pendant tout le ramadan, savait se métamorphoser en Déesse-Mère. Telle une divinité antique de la fécondité, elle offrait sa poitrine veloutée au scintillement des étoiles…
*sorte de pisé
*il s’agit du fleuve Niger.
Nathalie Saulnier. Texte faisant partie du recueil « Mali, fragments intimes »
Ecrit en décembre 2010 (à mon retour d’un voyage de 3 mois au Mali) et paru en mars 2012 dans Etoiles d'encre, Revue de femmes en Méditerranée numéro 49-50 : Sous le signe du Multiple.