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30 décembre 2015 3 30 /12 /décembre /2015 11:47

Comment aurait-elle pu imaginer cela, lorsqu’en novembre, son envie de soleil et d’océan fut si pressante qu’elle entra dans une agence de voyage et se décida ? Son anniversaire approchait – une nouvelle étape dans sa vie de femme –, elle voulait s’offrir un cadeau original en franchissant le cap sous d’autres latitudes, de préférence tropicales. Quitter les lourds vêtements d’hiver et se retrouver pieds nus dans le sable, voilà ce dont elle rêvait. Parmi les destinations qui lui furent proposées par l’agence, elle avait choisi le Sénégal : vingt-six degrés en décembre, d’immenses plages bordées de cocotiers, un pays politiquement stable ; le tout à quelques heures de vol de Paris. Une semaine de farniente en hôtel-club où elle n’aurait qu’à s’occuper d’elle et de son besoin de chaleur, enfin assouvi… Il n’en fallait pas plus pour la convaincre du bien-fondé de sa migration africaine.

Vêtue d’une robe légère et d’un chapeau de paille, elle s’installe sur l’un des transats de l’hôtel, face à l’océan. Il est tôt, elle est seule sur la plage. Moment privilégié : spectacle de l’Atlantique qui roule ses vagues indigo frangées d’écume, rien que pour elle. Demeurer là immobile, comme hypnotisée. Aspirer les embruns, sentir le soleil mordiller sa peau. Se laisser bercer par le souffle du ressac, les yeux mi-clos, les cils poudrés d’or.

Une ombre au loin se rapproche, silhouette flottant comme un mirage au-dessus du sable. Elle la distingue mieux à présent : c’est un homme qui marche, son pas est léger, presque aérien, on dirait qu’il danse avec le vent. Il avance vers elle. Il est là, tout près, soudain figé. Il porte une sacoche en bandoulière, la peau sombre de ses bras scintille, constellée d’infimes éclats lumineux. Il lui sourit, comme s’il était venu jusque-là pour elle seule. Yeux bruns ourlés de long cils, joues lisses et pleines : elle ne lui donne pas plus de vingt-cinq ans.

Il dit qu’elle va lui porter chance car elle est la première. Elle le regarde, mi-amusée mi-intriguée tandis qu’il s’assoit au pied du transat et ouvre sa sacoche. Tel un magicien préparant son tour, il en sort des colliers chamarrés et des bracelets argentés. Ses mains longues et fines ajustent les bijoux à leur écrin de sable. Son œuvre achevée, il lui demande de faire son choix. Elle répond qu’elle ne sait pas, que de toute façon elle n’a pas d’argent sur elle. Il lui tend un collier de perles vertes :

– Celui-là est pour toi, il a la couleur de tes yeux

Elle ne comprend pas, elle lui a pourtant dit qu’elle ne pouvait rien acheter...

– Je vais t’aider à le mettre, dit-il en se levant.

Sensation de ses cheveux doucement soulevés et rassemblés sur l’épaule, de sa nuque que l’homme effleure en manipulant le fermoir. Un frisson la parcourt, descend le long de sa colonne vertébrale. Elle pose sa main à plat sur le collier maintenant en place, surprise de sentir la chaleur des perles sur sa peau.

– ­Je suis gênée, je n’ai pas...

– C’est un cadeau, accepte-le simplement, grâce à toi les affaires seront bonnes aujourd’hui. C’est ta première fois, au Sénégal ?

– Oui, je viens d’arriver.

– Sois la bienvenue, j’espère que tu vas aimer ce pays. Tu devrais faire attention au soleil africain, il tape dur ici. Avec ta peau si blanche…

– Tu as raison, je vais demander un parasol, ce sera plus prudent.

Il veut savoir son prénom.

– Je m’appelle Marie. Et toi ?

– Soumaïla. Ça te plairait de découvrir les environs ? Le village des pêcheurs n’est qu’à quelques kilomètres, c’est très beau... Je peux venir te chercher en fin d’après-midi, il fera moins chaud.

– Pourquoi pas ? Bonne chance alors !

En le regardant s’éloigner, Marie se demande si elle a bien fait d’accepter. S’engager ainsi avec un inconnu... Mais après tout, il n’y a personne de sa connaissance ici pour la juger : un peu d’imprévu et d’aventure ne lui feraient pas de mal.

Les touristes mâles en bermudas, flanqués de leurs compagnes en paréos, se sont enfin levés, remis de leur voyage aérien. Dans un brouhaha de conversations, ils prennent d’assaut les transats et commandent des boissons fraîches. Les effluves de crème solaire empoisonnent l’air salin. Le personnel de l’hôtel s’affaire autour des parasols, comme pour une levée de drapeaux.

Il est arrivé en moto, allure d’ange un brin crâneur avec ses lunettes chromées, son jean délavé et son Marcel blanc qui libère ses épaules et lui fait de si beaux bras.

– Allez, monte, je t’emmène !

– Sans casque ?

– Pour quoi faire ? plaisante-t-il.

Marie n’est jamais montée sur ce genre d’engin. Une fois assise, ayant peur de perdre l’équilibre, elle pose ses mains sur les épaules du conducteur. Il démarre doucement. Sur la piste qui longe l’Atlantique, elle se détend et passe les bras autour de sa taille : la chaleur du corps de Soumaïla la rassure. Le paysage s’étire – long travelling entre océan et terre rouge ponctuée d’acacias.

– C’est mon village ! dit-il en pointant le doigt en direction d’un minaret entouré de maisons blanches.

Ils s’arrêtent sous un manguier et descendent de moto. Dans les rues sablonneuses, des enfants courent après un ballon. Les anciens, assis sur des chaises de fortune, devisent près de la mosquée. Des femmes reviennent du marché, leurs achats calés sur la tête. Le jeune homme ne manque pas de saluer ceux qu’il rencontre et de présenter « son amie française qui s’appelle Marie ». Elle serre une multitude de mains, se prête avec amusement au rituel des politesses, souriant à tous ces visages nouveaux qui la regardent avec une curiosité mêlée de bienveillance.

Sur la plage, des embarcations colorées ont été hissées, les pêcheurs sont rentrés et l’air sent le poisson fumé ; une odeur forte et âcre que Marie apprivoise discrètement. Ils se sont assis au pied d’une pirogue. Soumaïla lui raconte les pêches en mer, les courants dangereux, les vagues voraces, la houle qui se lève sans prévenir. Il lui parle de son père qui un jour de mauvais temps n’est jamais revenu, son corps perdu, avalé par l’océan. L’aîné de la famille n’avait pas eu le choix ; encore adolescent, il avait dû quitter l’école et prendre la relève pour aider les siens. Le poisson se faisait rare près des côtes, les flottilles étrangères et leurs gros navires pillaient les ressources, il fallait s’aventurer toujours plus loin pour en trouver. Soumaïla avait peur chaque fois qu’il partait en mer ; sa mère priait pour qu’il revienne sauf. Une nuit, il fit un mauvais rêve : au large, une tempête s’était levée. Son bateau chavira et l’équipage glissa par-dessus bord. Alors qu’il regagnait la surface en s’accrochant à la coque, Soumaïla se sentit entraîné dans les profondeurs. Une créature marine couverte d’écailles dorées l’avait saisi et ne le lâchait plus. Il se débattait et tentait de se dégager, mais en vain. Lorsque l’eau entra enfin dans ses poumons, il se rendit compte que cette créature n’était autre que son père, transformé en poisson. Il se laissa alors couler dans les abysses, sombrant avec lui dans cet autre monde glacé d’où l’on ne revient pas.

Au réveil, le jeune homme s’était juré de ne plus jamais remonter sur une pirogue. Il annonça à sa mère qu’il trouverait bientôt un métier moins dangereux qui lui permettrait de subvenir à leurs besoins. Près de son village, de nouveaux hôtels s’étaient construits ; les touristes européens affluaient. Lorsqu’après l’école, il aidait son père à repriser les filets, Soumaïla aimait discuter avec ces Blancs qui lui donnaient des bonbons et des stylos. Malgré son peu d’années d’études, il avait vite appris les rudiments de leurs langues. Sa sacoche en bandoulière, il décida de se lancer dans la vente de colliers, arpentant les plages fréquentées par ces étrangers avides de soleil. Parfois, en une journée, il lui arrivait de gagner davantage qu’en une semaine à risquer sa vie au large des côtes.

A l’horizon, le soleil fond sur l’océan qui rougeoie. Soumaïla s’est tu. Marie songe à sa vie en France ; elle lui apparaît alors si terne et lointaine qu’elle perd de sa réalité. Que pourrait-elle lui dire de cette existence affadie par la routine et le confort matériel ?

– Il est tard, je vais te raccompagner, propose-t-il en lui tendant une main pour l’aider à se relever.

La tiédeur de la nuit les enveloppe tandis qu’ils roulent vers l’hôtel. Le paysage a disparu, il n’y a plus que leurs deux corps soudés sur la moto et cette ligne de terre battue qui tremble sous le phare.

Le souffle régulier de l’Atlantique traverse son bungalow, frêle coquille déposée sur le sable. Tendue au-dessus du lit, la moustiquaire flotte comme une voile. Marie se réveille avec les premières lueurs de l’aube. Elle sourit en se souvenant qu’aujourd’hui c’est son anniversaire. Elle a cinquante ans, et se sent vivante comme jamais en contemplant le jeune dieu africain qui dort à côté d’elle.

Texte publié dans le recueil des 10 nouvelles sélectionnées au Concours 2015 "Ecriture d'Azur".

www.jelivremonhistoire.com


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