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1 mars 2017 3 01 /03 /mars /2017 09:28

 

Je venais de traverser Orlando lorsque je l’ai aperçue, ronde et étincelante dans la nuit. Sur le coup, je me suis demandé si ce n’était pas une hallucination. J’avais quitté Atlanta le matin même et la fatigue de la route commençait à se faire sentir. Pourtant la sphère lumineuse s’agrandissait au fur et à mesure que je me rapprochais. Attiré comme un papillon, j’ai roulé dans sa direction sans réfléchir. Un rêve de gosse que j’allais enfin m’offrir. Je me suis garé à l’entrée du parc et j’ai acheté mon ticket d’entrée. Ce n’était pas raisonnable, vu le peu d’argent que j’avais mis de côté pour aller à Miami.

Je suis entré dans le parc, ville dans la ville avec ses faux châteaux, ses décors de carton-pâte, monde de rêves et d’illusions brassant une foule avide. Les familles se bousculaient autour des manèges, des mômes braillaient en réclamant un tour supplémentaire, d’autres louchaient sur une crème glacée qui dégoulinait malgré leurs coups de langue. L’air sentait le graillon. De la musique s’échappait des stands pour ne plus former qu’une bouillie sonore dont personne ne se souciait. Une sorte de fièvre s’était emparée de chacun, les billets sortaient des poches et se changeaient aussitôt en plaisirs. Ça tirait à la carabine sur des ballons, ça provoquait des accidents aux auto-tamponneuses, ça se gavait de frites trop grasses et de bonbons qui collent aux dents. Les baraques rivalisaient de couleurs criardes sous la lumière crue des néons. Des lots d’affreuses peluches jaunes devenaient soudain objets de convoitises. Ça riait de peur aux montagnes russes, ça criait de joie en croyant frôler la mort. Faire le plein de sensations et de frissons était la devise. Étranger à cette ambiance électrique, je pressai le pas comme un somnambule. Devant moi, l’immense cercle brillait dans le ciel noir.

J’arrivai enfin au pied de la Grande Roue, celle qui de loin m’avait fait changer de cap. Je me sentais aussi minuscule qu’une fourmi devant une montagne. C’était l’attraction la plus démesurée du parc, son firmament, sa révolution. Il se dégageait une impressionnante beauté de cette architecture de métal. Grâce à elle, j’allai prendre de la hauteur et contempler le monde, quitte à en avoir le vertige. Allais-je le supporter ? J’en doutais soudain mais ce n’était plus le moment de renoncer.

Je montai dans la première nacelle et me retrouvai – par je ne sais quel hasard – avec une compagne, une belle brune au teint pâle et aux pommettes saillantes. J’aurais pu trouver cela curieux, une femme seule dans ce genre d’attraction, mais solitaire je l’étais aussi et je ne me suis pas demandé ce qu’elle venait faire là. Elle a eu l’air contrariée par ma présence, comme si elle s’attendait à ce que personne d’autre n’embarque avec elle. Elle me considéra avec une sorte de défiance mêlée d’agacement. Un peu gêné, je pris quand même place à côté d’elle. En fouillant dans son sac, elle fit tomber un objet qui glissa à mes pieds ; un étui à cigarettes en métal argenté que je m’empressai de ramasser. J’eus le temps d’apercevoir les initiales A.M. gravées sur le boitier avant de le lui remettre. Elle parut se détendre un peu et m’adressa un sourire étrange qui n’était ni une excuse ni un remerciement. « C’est ce qui me reste de plus précieux… » prononça-t-elle en refermant son sac.

Bercés par la douce oscillation de notre cabine suspendue, on s’est lentement élevés dans les airs. Je poussai des « Oh ! » d’émerveillement en pointant le doigt sur les premières lumières de la ville. Le vent jouait dans ses cheveux en faisant danser ses boucles autour de son visage ; ses yeux brillaient comme deux étoiles. J’aurais voulu que cette montée dure toute la nuit. C’était incroyable d’aller si haut, de s’enivrer de tant d’obscurité et de clarté à la fois. Arrivés à l’apogée de notre ascension, nous avons progressé en ligne droite mais très vite la descente a commencé, vertigineuse. Une plongée abyssale qui nous emportait et contre laquelle nous ne pouvions rien. Je me suis plaqué en arrière en vérifiant que ma ceinture de sécurité était bien attachée. Tout devint flou et je fermai les yeux pour échapper au tournis. C’est alors que j’ai senti son bras se glisser sous le mien. « J’ai si peur » a-t-elle murmuré. Ses cheveux me caressaient le cou. Je découvrais la chaleur de son corps contre mon flanc. Je respirais son parfum d’herbes sauvages tandis qu’elle se blottissait davantage. Nous ne formions plus qu’un seul corps bicéphale au bord du gouffre. Tandis qu’inexorablement nous basculions dans le vide, je me surpris à songer que ce serait très doux de mourir ainsi avec elle. Je n’étais plus seul pour affronter l’épreuve. Puis la sensation de chute s’est arrêtée. Plus rien ne bougeait.

J’ouvris alors les yeux et ma première vision fut ce visage émouvant si près du mien. J’eus envie de l’embrasser mais je ne voulais pas avoir l’air de profiter de la situation, aussi me contentai-je d’imaginer le goût de ses lèvres. Mon désir avait rencontré le sien : elle m’offrit sa bouche comme une source vive.

Mais déjà on nous pressait de descendre, il fallait bien se résoudre à quitter la nacelle. Nous avancions tous deux dans la même direction, comme si le vertige que nous venions de vivre avait scellé notre complicité. Derrière nous, la Grande Roue s’ébrouait à nouveau pour repartir à l’assaut du ciel. Une enseigne éclairée affichait du hot popcorn. Je lui en ai proposé, pour nous remettre de nos émotions. On a partagé un large cornet. Le maïs caramélisé nous brûlait le bout des doigts mais nous ne pouvions nous empêcher de les replonger aussitôt. Notre gourmandise nous fit rire. La tête nous tournait encore un peu et nous avions l’impression de flotter au-dessus du sol. Je me suis rendu compte que je ne voyais plus le parc de la même façon. Je me sentais à ma place dans cette immense foire, prenant plaisir à marcher avec cette femme, sans but précis. Était-ce dû à la magie de sa présence ? En tous cas, cela faisait longtemps que je ne m’étais senti aussi bien. J’avais oublié comme il est doux de se laisser porter par l’instant présent, sans rien attendre d’autre, délesté de mon passé à Atlanta et des doutes qui m’assaillaient lorsque je songeais à ma future installation à Miami. Léger, aérien, j’acceptais enfin la vie comme elle vient. C’était d’autant plus facile que nous ne nous posions pas de questions, nous contentant de discuter de sujets sans importance, en évitant les confidences.

Il était tard et le parc se vidait peu à peu. Notre histoire aurait pu s’arrêter là, chacun reprenant le cours de sa destinée. Personne ne m’attendait. Quant à elle je ne sais pas, mais elle était suffisamment libre pour décider de rester avec moi, quelques heures de plus. Nous sommes rentrés dans l’un des ces hôtels qui bordent l’allée centrale, le premier qui se trouvait sur notre chemin. Le bâtiment de plain-pied, fonctionnel et dépourvu de charme, ressemblait à un motel ; il avait encore des chambres disponibles. Peu nous importait, nous avions juste besoin d’intimité. Moi qui me serais contenté de dormir dans ma voiture si je ne l’avais pas rencontrée ! J’étais heureux de nous offrir cette chambre, bien au-dessus de mes moyens.

En sortant de la salle de bains, la splendeur de sa nudité me stupéfia. Elle était allongée sur le côté, les jambes légèrement repliées. Les draps avaient été rejetés au pied du lit. Elle me rappela une peinture, un nu au dos célèbre. Immobile, je contemplai cette Odalisque qui m’offrait le tracé parfait de sa colonne vertébrale, l’arrondi de sa hanche, le creux de sa taille. Elle tapota du plat de la main l’espace laissé libre à côté d’elle, m’invitant à la rejoindre. Je connus alors le velouté de sa peau. Nos gestes s’accordèrent instinctivement, sans la moindre fausse note.

Lorsque je me réveillai, elle avait disparu. J’avais dû dormir profondément pour ne pas m’apercevoir de son départ. La fatigue de la route sans doute, le trop plein d’émotions de la soirée m’avaient fait sombrer dans une lourde inconscience. Pourquoi était-elle partie sans me dire au revoir ? Nous aurions pu déjeuner ensemble avant de nous quitter. Pas de mot déposé sur l’oreiller ni de message tracé au rouge à lèvres sur le miroir de la salle de bains. Qu’avais-je espéré ? Un numéro de téléphone, un rendez-vous ? Je ne saurai rien d’elle que ce corps que j’avais étreint et aimé. Son parfum sur l’oreiller, les draps froissés en guise de signature. Elle avait sans doute ses raisons pour s’éclipser ainsi…

La matinée était déjà bien entamée et plus rien ne me retenait à Orlando ; je décidai de reprendre la route sans tarder. En enfilant ma veste, je sentis un renflement inaccoutumé dans la poche intérieure. Je glissai ma main et rencontrai le froid d’un métal. Son étui à cigarettes ! Ainsi, avant de s’en aller, elle avait eu cette attention pour moi et m’avait fait cadeau de cet objet auquel elle semblait tant tenir. J’étais surpris et ému. Je l’ai remis là où elle l’avait placé, tout près du cœur. J’ai marché vers la sortie du parc. Je ne pouvais m’empêcher de la chercher du regard parmi la foule qui affluait. Son visage diaphane me hantait. Comme j’aurais aimé le reconnaître parmi toutes ces figures anonymes !

En arrivant sur le parking, je me suis retourné pour regarder la Grande Roue. C’est là que je me suis rendu compte qu’elle était immobile, comme figée en plein ciel. Elle aurait pourtant dû reprendre sa rotation dès l’ouverture du parc. Un sale pressentiment me traversa l’esprit. Je démarrai et allumai la radio ; une station locale diffusait ses informations, entrecoupées de spots publicitaires. Après la météo et les résultats d’un match de foot, vint l’annonce qui me glaça dès que j’entendis les premiers mots : « Tragédie ce matin au parc d’attraction d’Orlando, une femme se jette du haut de la Grande Roue. Morte sur le coup, les secours aussitôt mobilisés sur place n’ont rien pu faire. La thèse de l’accident a été écartée. En effet, Angie Moonray, âgée de trente quatre ans, avait déjà fait plusieurs tentatives de suicide avant d’être admise dans un Centre de Soins Psychiatriques. Le parc restera ouvert mais la Grande Roue est arrêtée jusqu’à demain ». J’ai coupé le son. Cramponné au volant, j’ai appuyé sur l’accélérateur. Je devais avancer coûte que coûte, tracer vers le sud. Mes réflexes de conduite prirent le relais.

J’ai roulé jusqu’à Miami, avalant les miles dans un état d’hébétude. Je ne sais pas comment je suis arrivé sans encombre. En sortant de la voiture, j’étais face à l’Atlantique. Le temps était grisâtre et le ciel se confondait avec l’océan. Jamais l’horizon ne n’avait semblé plus vide que ce jour-là.

Nathalie Saulnier

Nouvelle nominée et publiée dans le recueil "Lire à Hyères" aux Éditions du Moulin: "Nouvelles 2016, La Fuite".

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commentaires

C
Bonjour Nathalie, On s'est rencontrées en formation lundi à Sète. J'ai lu ta nouvelle, très très sympa ! Continue d'écrire, c'est joli et bien raconté ;) Bises
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N
Bonsoir Cécile,<br /> J'ai été ravie d'échanger avec toi sur l'écriture qui nous tient à cœur, c'était vraiment une belle surprise. Merci pour ton message et tes encouragements. Je prendrai aussi le temps de te lire. Bises