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30 décembre 2015 3 30 /12 /décembre /2015 11:57

Pourquoi m’as-tu abandonnée ?

A force de ne plus te voir ni t’entendre, j’en arrive presque à douter de toi, de ta chère présence à mes côtés pendant tant d’années. Si tu savais comme tu me manques ! J’aurais tellement besoin de toi, là, maintenant, dans la solitude glacée de ma cellule. Ce méchant hiver ne finira donc jamais ? Il fait si froid ici que ce matin, l’eau du broc a gelé. J’ai greloté toute la nuit sous la mince couverture de ma paillasse. Mon sang se fige, mes os craquent, mes doigts se recroquevillent comme des feuilles mortes. Le froid me ronge et me dévore ; je m’épuise en vain à lutter contre un ennemi qui ne me laisse aucun répit. On ne me donne presque plus rien à manger. L’asile tremble sous les hurlements et le martèlement des écuelles vides. Dehors, il paraît que c’est la guerre, les troupes allemandes envahissent la zone libre et la nourriture est rare, c’est ce qu’on nous dit pour nous faire taire. Ils sont capables d’inventer tout ça pour nous affamer et nous faire crever plus vite. Hier soir, on m’a enfin apporté un bouillon tiédasse où flottaient quelques rognures de patates. Je suis sûre que même les chiens sont mieux nourris ! Aujourd’hui encore, dès qu’on ouvrira la porte, j’irai chiper une poignée d’herbe. C’est tout ce que j’ai trouvé pour tromper la faim, cette herbe que je ramène tel un butin dans ma cellule lorsque qu’on nous enferme à nouveau, et que je mâche longuement, brin par brin, comme le font les vaches qui passent le temps à ruminer.

La douceur du printemps me semble si loin que le peu de vie qui me reste s’éteindra avant sa venue, comme une chandelle que l’on souffle aux premières lueurs de l’aube. La perspective de bientôt quitter cet enfer serait un soulagement si j’avais encore la force de croire en quelque chose de bon pour moi. Je sens bien que la volonté me quitte et que mon esprit tourmenté bat de l’aile. Le seul espoir qui me rattache à cette misérable existence est de te revoir, une dernière fois. N’ai-je pas toujours suivi tes volontés ? Quel péché ai-je commis pour mériter ton silence ?

Enfant, tu veillais sur moi. Sans doute avais-tu eu pitié de cette jeune orpheline qui, dès la sortie de l’école, menait ses moutons dans les prés. Je grandissais à l’ombre des arbres, j’écoutais les oiseaux chanter, je respirais l’odeur des foins, je cueillais des fleurs sauvages, je mangeais des fruits mûrs et tu étais là, à mes côtés. J’étais née pauvre et je me moquais bien de ne pas avoir de prétendants, unie à toi par des liens secrets… si libre et heureuse alors.

On m’a proposé une place de domestique dans un couvent et tu m’as conseillé d’accepter. J’aimais travailler dans ce fervent silence entrelacé de chants, de prières et de lectures. Les Sœurs étaient contentes de moi et, mes tâches accomplies, j’avais tout le loisir de me promener dans les champs.

Mais il faut croire que tu avais d’autres desseins pour moi. Guidée par toi, j’ai quitté le couvent pour Senlis. Grâce au petit pécule remis par les Sœurs lors de mon départ, j’ai pu louer une chambre. C’est là, dans cette pièce mansardée, que tu m’as révélé ce que tu attendais de moi, le premier soir de mon installation. J’étais assise sur le lit lorsque tu es venue. Comme ton visage était beau ! Ta voix douce me disait ce que j’avais à accomplir, m’assurant de ton aide et de ton soutien. J’ai senti mon cœur se dilater par tant d’amour. Je t’ai juré de me montrer digne de ta confiance. Ce que tu me demandais me dépassait mais je n’ai pas hésité un seul instant : j’en serai capable puisque tu m’avais choisie pour cela, parmi tant d’autres.

J’ai vite trouvé du travail : il fallait assurer mon indépendance et acheter du matériel pour réaliser l’œuvre annoncée. Les bourgeois chez qui je faisais des ménages ne croisaient jamais mon regard et préféraient me laisser quelques pièces sur la table de la cuisine plutôt que de me les remettre en main propre. Je me moquais bien de leur mépris, forte de la mission que tu m’avais confiée. Le jour, je lessivais les sols et lavais le linge. Sous la serpillière ou les coups de battoirs, à force de patience, d’eau et de savon, le sale devenait propre, c’était mon affaire et je ne m’en plaignais pas. La nuit m’appartenait et j’étais libre de me consacrer à ce que tu m’avais demandé. J’ai commencé à peindre sur des bouts de carton et sur quelques objets de ma chambre. Ces ébauches un peu maladroites ont vite trouvé leur essor lorsque j’ai pu me procurer mes premières toiles. Quel indicible bonheur j’ai connu alors !

Chaque soir, j’allumais ma lampe à pétrole et préparais mes mixtures. Le Ripolin de la droguerie ne me suffisait pas et je n’avais pas assez d’argent pour en acheter tous les jours. Tant de couleurs manquaient qu’il fallait bien en trouver d’autres. J’ai improvisé des mélanges où la boue des champs, certaines plantes et d’autres ingrédients, récupérés ici et là, me permettaient de disposer d’une palette plus riche. Je me souviens de ces rouges incomparables obtenus avec le sang du gigot que les bourgeois laissaient dans leurs assiettes le dimanche… Je posais ma toile à même le sol et me mettais à genoux, mes pinceaux et mes couleurs à côté. Tu ne tardais pas à me rejoindre. Tu me disais : « Séraphine, peins ce que tu vois ! » Ta main guidait la mienne et nous faisions éclore ces fleurs, ces feuilles et ces fruits merveilleux. C’était notre secret et ma raison de vivre.

On se moquait de moi à Senlis lorsque je rentrais, les bras chargés d’une toile ou de pots de peinture. On ricanait dans mon dos, on jasait sur mon passage : « Mais qu’est-ce que cette pauvre folle peut bien fabriquer avec tout ça ? » Je les laissais à leurs quolibets et continuais mon chemin. J’avais fort à faire, rien d’autre ne comptait que ce qui occupait mes nuits. Comment auraient-ils pu imaginer ces visions sublimes qui me tenaient éveillée jusqu’à l’aube, me faisant oublier la fatigue et la faim ? Une profusion de formes et de couleurs m’habitaient et je n’avais de cesse que de les retranscrire sur la toile. Ma chambre se remplissait de tableaux que j’empilais jusque sous mon lit. Les toiles de la droguerie suffisaient à peine à contenir toute cette richesse végétale que tu me donnais à voir, il a fallu que j’en commande d’autres, bien plus grandes. Mes bouquets et mes arbres avaient besoin d’espace pour s’épanouir pleinement.

Malgré le labeur des jours, je n’avais plus de quoi m’acheter à manger, le peu que je gagnais passait dans les fournitures. Je n’avais pas honte de chaparder les restes à la cuisine et de les enfouir dans mon sac : je savais me contenter de peu, moi qui, grâce à toi, avais tout ce dont je rêvais.

Sans ton intervention, je n’aurais jamais rencontré ce connaisseur d’art qui avait besoin d’une femme de ménage. Un monsieur si bien mis, avec de bonnes manières et un drôle d’accent, et qui vous regardait droit dans les yeux. Et pas pingre avec ça. Il avait beau être étranger, ses meilleurs amis étaient des peintres français. Pour la première fois, quelqu’un pour qui je travaillais s’intéressait à moi. Mes achats à la droguerie l’intriguaient et il m’a demandé si je peignais. J’avais confiance en lui et me suis décidée à lui montrer l’ouvrage qui m’occupait en secret. Le jour où je lui ai apporté quelques-unes de mes toiles, je n’en menais pas large, persuadée qu’elles n’avaient de valeur que pour toi. Il est resté un long moment silencieux, examinant attentivement chacune d’elles. Puis son regard clair s’est posé sur moi, un regard à la fois étonné et admiratif. Il m’a dit : « Séraphine, vous êtes une grande artiste. » Non, cet homme ne se moquait pas de moi et m’a aussitôt prouvé sa sincérité en proposant de m’acheter celles qu’il avait devant lui. Il a voulu savoir si j’en avais d’autres. Ça m’a fait rire : « Si vous saviez, des tableaux, mais j’en ai plein ma chambre, même que je sais plus où les mettre ! »

Pour sûr, tu savais ce que tu faisais le jour où tu m’as ouvert les portes de ton jardin, me demandant de peindre ces miracles de la nature. Ah, j’allais leur montrer à quoi ressemble le paradis ! Ces fruits, ces fleurs et ces arbres prodigieux que tu m’avais inspirés, allaient enfin sortir de l’ombre. Ils seraient bientôt exposés en pleine lumière, afin que tous puissent les contempler !

Je n’aurais jamais cru pouvoir gagner tant d’argent. Les billets roses et bleus plus larges que ma main, se transformaient en chandeliers, en soupières, en carafes, au gré de mes envies. Faïence, porcelaine, cristal, bronze, dorures à l’or fin, rien n’était trop beau pour moi !

Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que tu étais partie, occupée que j’étais à dilapider ma fortune. D’autres voix se sont mises à me parler, si fort que je ne t’entendais plus. Elles me poursuivaient sans relâche, nuit et jour. Pour les faire taire, je me suis abreuvée au fleuve amer de l’absinthe. Ma soif ne faisait qu’augmenter tandis que les voix se déchaînaient. Un grand malheur s’abattait sur toute chose. J’ai vu le soleil noircir, la lune saigner et les étoiles disparaître. Un vent furieux agitait les branches et les fruits encore verts tombaient à terre. Sous mes pieds, le sol s’est mis à trembler. Il fallait les prévenir, j’ai couru tant que j’ai pu, j’ai crié dans les rues. C’était trop tard.

Pourquoi m’as-tu abandonnée ? Ils m’ont attrapée comme un animal enragé. Le temps s’est arrêté dans cet asile où l’on m’a enfermée. La solitude, le froid et la faim sont mes compagnons depuis tant d’années… J’ai lutté contre la mort dans l’espoir de te revoir. Je sens bien hélas, que je n’en aurai bientôt plus la force. Je t’en supplie Marie, aie pitié de moi, viens, une dernière fois. Conduis-moi dans ton jardin et dis-moi : « Séraphine, repose en paix, je veillerai sur toi. » Après, plus rien n’aura d’importance et ils pourront jeter mon vieux corps desséché dans la fosse commune, comme ils le font avec les autres, ça me sera bien égal. Bon débarras !

N.B : Ce texte est librement inspiré de la vie de l’artiste-peintre Séraphine Louis (dite Séraphine de Senlis) qui mourut dans un asile en 1942. Elle fut enterrée dans une fosse commune.

Texte publié dans la revue "étoiles d'encre" n° 63-64 "Sommes-nous folles?", éditions Chèvre-feuille étoilée, septembre 2015

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